«Août 1989
Une ville, en Inde
Ce matin, le Rickshaw Wallah attend comme chaque jour le bus de 11 heures en provenance de Jaipur. Une
centaine de passagers en descendent quotidiennement.
Autant de clients potentiels.
La gare routière est en périphérie, et il faut alors parfois conduire les voyageurs à l’autre bout de la ville. Une longue course certes. Mais la recette est là. Assurée.
Et puis, dans ce bus, bien souvent, il y a des touristes étrangers. C’est une ligne qu’ils prennent fréquemment. Et la garantie alors pour un petit extra. Un supplément de prix pour la course. Il n’y a rien d’anormal à ça.
Il sait bien que le bus a souvent du retard. Mais il préfère toujours arriver quelques minutes en avance. On ne sait jamais. Dans ce pays, tout est imprévisible. Et même un car peut avoir de l’avance sur l’horaire prévu. Et si c’était le cas, et qu’il n’était pas là à l’arrivée des voyageurs, adieu la course qui fait recette.
Il est 11 heures. Le bus n’est pas arrivé. Il a du retard ce matin encore.
11 h 25. Des grands coups de klaxon enfin. C’est le bus de Jaipur qui avertit de son arrivée. Il s’engage sur le parking de la gare routière. Comme chaque jour alors, dans un chahut indescriptible, un attroupement se forme rapidement au milieu des cris autour du car encore en mouvement. Il y a là les rabatteurs d’hôtel, de restaurant, d’autres Rickshaw Wallahs aussi, les vendeurs de bananes, de chai, les cireurs de chaussures. Il y a là aussi deux vaches qui entravent le passage et qu’il faut vite faire dégager. Pour ça c’est jeu d’enfant, parce que face à ce vacarme, à ce tintamarre, elles s’en vont sur le champ, et en galopant. Instinct de survie peut-être.
Le bus stoppe enfin. Le chauffeur arrête le moteur. Il faut alors pour chacun jouer des coudes et s’approcher de la sortie du bus. Des cris, des hurlements, du tapage, des braillements, des coups de sifflets, chacun y va de son registre pour attirer l’attention.
Attirer l’attention. Le maître mot. Attirer l’attention à soi d’un passager, et c’est presque une course de rickshaw assurée, un chai de vendu, un régime de bananes écoulé, des chaussures de cirées.
Il voit un jeune couple de touristes étrangers. Il tape à leurs vitres. Ils se retournent instinctivement, leur sourit. Il ne les quittent plus des yeux. Les jeunes gens se lèvent lentement de leur siège et regroupent leurs bagages. Imperturbables. Comme si de rien n’était. Ils bavardent entre eux, regardent ailleurs, devant, derrière, au plafond même, mais pas du coté des vitres. Ils pourraient croiser son regard…
Le pauvre homme est parvenu avec effort à se frayer un chemin jusqu’aux portes de sortie du bus. Il attend le jeune couple. Les passagers commencent à descendre. C’est au tour des jeunes gens.
“- Come, come “
Le Rickshaw Wallah joue encore des coudes, et d’un geste cherche à s’emparer de leurs bagages et s’adresse à eux
« - Come, come, no problem ».
Tout le monde dit ça ici. Ce sont les seuls mots d’anglais qu’il connaît.
Dans de grandes gesticulations, il leur fait comprendre qu’il veut les emmener tous les deux avec leurs bagages.
Le jeune couple reste dubitatif.
Il leur faut pourtant bien sortir de cet attroupement.
“ - No, it’s ok. We need nothing. And we have too big baggages. They are too heavy for you. We can’t go with you.”
Il ne comprend pas. Que disent-ils. Bien sûr qu’il reconnaît la consonance. C’est de l’anglais sans doute. Et puis les touristes étrangers ne parlent qu’anglais.
“ Come, come, no problem “
Le Rickshaw Wallah talonne le jeune couple qui cherche à s’extraire au plus vite avec leurs bagages de cet attroupement hétéroclite. Ils poussent des coudes eux aussi .
-“ Come, come, no problem. Come, C...
- NO, IT’S OK ! WE NEED NOTHING !
NOTHING !
DO YOU UNDERSTAND ! ?
NOTHING !
OK ! ?
L’ homme s’arrête alors brutalement. Il laisse s’éloigner les jeunes gens qui s’approchent alors d’un motor rickshaw. Il les voit converser avec le conducteur. Puis le jeune couple se glisse dans le triporteur jaune et noir qui démarre et s’en va.
Se faire agresser, verbalement, c’est son lot quotidien. Ce n’est même plus ça, ce qui le fige.
Non, il ne comprend pas.
Il aurait pu faire la course. Sans soucis. Deux personnes, des bagages. Ce poids là, c’est son lot quotidien aussi.
Est-ce la honte de se faire transporter ainsi par un homme au profil si frêle ? Est-ce la crainte de sa propre conscience ? Est-ce la pitié ? Est-ce L’arrogance ?
Il ne sait pas.
Je ne sais pas.
Il sait qu’une course vient de lui échapper, une course qui aurait pu faire recette : les hôtels sont à l’autre bout de la ville.
…
J’ai vu et revu cette scène combien de fois… »
Jean-Louis